La laine sèche

La laine sèche

 

La jeune fille tricote tranquillement, assise sur un banc, laissant trainer un ruban à mesurer entre ses pieds. 

 

Elle fait du crochet, art beaucoup plus difficile qu’il n’y parait. Sa laine bleue prend lentement la forme d’un petit bol. Il faut être patient.

 

Comme toujours quand elle est concentrée, ses mâchoires sont serrées et son air, sérieux. Pressé même, un peu anxieux. Ça finit bientôt.

 

La jeune fille s’arrête. Elle cligne des yeux plusieurs fois, comme pour les sortir de sa tête, et tire de son sac à dos un Ziploc rempli de haricots. C’est l’heure de la collation. 

 

Crounch. Elle pense à son jardin urbain. Son balcon est le plus beau de l’immeuble et de la rue, verdoyant et débordant. Il lui permet de s’auto-suffire en légumes. C’est super rare, s’auto-suffire en légumes quand on habite en ville! Il s’agit de sa fierté, elle consacre tout le temps qu’elle ne passe pas au tricot à son jardin, et c’est de là que viennent ses haricots. 

 

Crinch. Elle se souvient soudain qu’elle n’a pas cueilli les tomates cerises avant de partir ce matin. C’est très fâcheux, elles auront muri à son retour, prévu pour plus tard. Tous les légumes seront trop murs. Et la révolution agricole qu’elle avait l’impression d’avoir amorcée sera mise sur pause jusqu’au printemps prochain. Un autre hiver d’inertie qui rapprochera l’humanité de la catastrophe planétaire! Elle sent que ça urge, les jardins sur les balcons. Elle sent que ça urge, la révolution. Ses créations faites maison et sa culture locale sont ses premiers pas. Elle reste anonyme mais elle fait de son mieux. Ça commence bientôt. 

 

Cronch. Sa laine bleue est toute sèche. C’est dur à expliquer, mais sa laine est sèche, il faut y toucher pour le comprendre, le voir pour y croire. Sa laine se désagrège, se meurt, et ne rend pas honneur à la vie qui prend forme sous le crochet. Sa création souffre, pâlit, et n’aura jamais l’ampleur d’une révolution. La jeune fille a besoin d’une laine hydratée. D’une laine meilleure. D’une vie meilleure sous le crochet! 

 

Un haut-parleur annonce le départ imminent de son vol. Elle remballe ses affaires précipitamment, abandonne presque au sol le ruban à mesurer, vient vite le récupérer, puis se dirige vers la porte A15. 

 

Un peu plus tard, elle s’assoit dans son siège et tricote éperdument pour toute la durée de son vol. Beaucoup plus tard, elle débarque enfin, ramasse son gros sac à dos, et se retrouve dans les rues de Lima, sans maison ni amis, sans langue ni coutumes, à la recherche de la laine meilleure et de l’agriculture meilleure, son matériel à révolution.

(d'après Laurence Duperon-Colbert)

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