D’Argentine en Égypte


Octobre 2019. Nul n’avait envisagé qu’un printemps, un avril du sud, puisse être aussi froid et enflammé à la fois.

 

Mes compagnons se réveillent, ce prometteur matin, des rayons des soleils qui brûlent dans mes yeux. Aucune fenêtre ne s’encastre dans les murs de notre chambre d’hostal ; ma passion illumine la pièce.

L’expédition d’aujourd’hui ne débute ni ne se termine ; elle est continuation d’un rêve insignifiant, futile, frivole. Comme toute aventure. Une folie ivre, vive, véhémente.

Se semèrent les pépins du rêve lors d’une randonnée dans la majestueuse cordillère des Andes, dans l’ombre du titanesque Fitz Roy, sous les remparts imposants du Cerro Torre. Du petit village montagnard d’El Chaltén, prisonnier de ces géants pétrifiés en pierre gris pâle et coiffés des neiges immortelles aux reflets bleutés des cieux, nous apercevions la cime d’un mont dépaysé dans la région froide de la Patagonie. Un monument présumé enraciné, selon le ouï-dire des connaissances générales, dans les déserts subtropicaux de l’Égypte : una pyramida! (Nos bases espagnoles ne savaient alors pas qu’une pyramide se traduisait : una pirámide.)

Alex et moi et une idée partagée dans l’instant éclair d’un regard étincelé complice. Mylie et sa couarde prudence face à la réputée intrépidité de ses compagnons. Les pépins du rêve germaient et germaient alors que nous marchions sur les sentiers jonchés des peaux mortes des géants sous les perpétuelles tombées de flocons blancs.

Un peuple mythique disparu, fabulions-nous. Des statues en or et des guerriers ; une porte scellée d’une énigme et des pièges et des hiéroglyphes ; des vierges exotiques et des buffets servis sur leurs corps nus ; de chauds bains de lait et des massages de pieds (nous marchions depuis des heures et rêvions de légèreté) ; des couronnes de laurier, des grappes de raisin servies à la bouche-même et d’énormes feuilles de palmier remuées comme des éventails – nous serons accueillis en rois et reines!

Nous divaguions non sans préjugés égyptiens sur les trésors cachés dans les entrailles de cette montagne. Quels secrets renfermait cette mystérieuse pyramide! Notre curiosité s’assoiffait de nos fantaisies.

Comme-ça avait germé le rêve, et comme-ci fleurirait-il…

 


Je fouille les tiroirs de la cuisine à la recherche de fourchettes pour déguster notre recette de petites patates, poireaux et saucisses – d’ailleurs délectable!

¿Á dónde están… je demande incertain et avec un fort accent québécois, las cucharas que no son cucharas?

L’aubergiste, un argentin affable et relax – caractère notoire des hispanophones – m’observent patiemment de ses yeux confus. Je patine.

— Euh… ¿Las cucharas con dientes?

Gustavo m’offre son plus aimable sourire et me tend tres tenedores. Ah!

Nous nous revigorons du délicieux déjeuner dans la salle à manger commune de l’hostal, vide en cette saison morte. Dehors, aucun touriste n’erre dans les typiques ruelles terreuses d’Amérique du Sud. Les virevoltants[1] roulent, poussés par les vents incessants de cet hémisphère. À l’est-sud-est, le distant sommet de la pyramida surplombe la falaise qui enceint El Chaltén. Nous partons!

Nos bâtons de marche piquent la terre. Un soleil encourageant brille sur nos têtes chapeautées et nos sac-à-dos paquetés de provisions et équipement de camping. Un manteau empêche toutefois le froid printanier de hérisser les poils de mes bras. J’estime au maximum deux heures de randonnée jusqu’à destination. Alex prévoie plutôt la journée entière.

— T’es malade! je le ridiculise.

Influencé, son nouveau calcul évalue désormais la distance à trois heures.

Nous traversons la ville déserte et, par un pont à l’est, la rivière Las Vueltas, puis longeons le précipice de la falaise sur un chemin battu par les chevaux de deux gauchos.

¡Hola! bafouons-nous imperceptiblement comme si notre nez était bouché, imitant l’accent argentin. ¡Buenaaas! insistons-nous sur la dernière voyelle, le nez toujours pincé.

Les cow-boys latinos inclinent légèrement leur chapeau en salut, et brindille à la bouche, trotte en direction du village. Probablement vers le minimercado ; un pueblo de cette superficie ne verra jamais de supermarchés.

Rapidement nous quittons le sentier pour nous hasarder dans les broussailles. Nul besoin de tracé : une étoile polaire pointue et égyptienne guide nos pas linéaires.

Nous installons nos tentes sous le couvert des arbres sans crainte des ossements de créatures méconnaissables qui s’amoncellent dans l’herbe. Peu de prédateurs rôdent dans ces contrées, alors pourquoi camouflons-nous notre campement dans la végétation?

Nous délaissons la verdure et nos abris pour les rives sablonneuses de la rivière. À partir de maintenant, ligne droite jusqu’à la pyramida! Nous suivons le cours d’eau, et à chacun de nos pas, la montagne bondit vers le lointain. Nous avançons ; elle semble s’éloigner, nous fuir. Ses proportions dans la distance demeurent les mêmes : un menu vide entre le pouce et l’index du bras tendu devant mes yeux.

Nous atteignons une impasse, montagne miniature dans l’ombre des géants qui la surplombent, dont l’à-pic plonge néanmoins dans l’eau : impossible de la contourner par une plage inexistante. Grimper son versant grouillant de buissons épineux s’avère l’unique voie.

Le vent sieste, ronfle, sous l’apaisant ciel bleuté. Le soleil s’élève vers son zénith ; la montée abrupte déclenche mes sueurs. Je noue mon manteau à ma ceinture et affronte les ronces qui déchirent et font saigner mes jambes. Nos bottes les écrasent sans remord.

De superficielles égratignures décorent nos chevilles. Gravi, le monticule sous nos pieds ne paraît ni une montagne ni une colline, mais une butte confrontée aux titans Fitz Roy et ses frérots. Nonobstant sa vulgaire hauteur, elle révèle les paysages d’une vallée au nord-est et l’immensité du Lago Viedma au sud, qui se méprend pour la baie d’un océan. S’hument presque des effluves salines. L’ondulation des vagues s’évapore dans le lointain, leur reflet cyan peignant l’illusion d’une étendue gelée. Cyan… décolore mon daltonisme!

Sur des kilomètres sous nos yeux s’étale la vallée fluviale, son adret l’escalier pentu qui mène aux portes de la pyramida, ce haut belvédère au pinacle effleuré des nuages.

La colline se descend sans bataille ; sur ce versant ombreux, les buissons épineux s’éparpillent.

Nous posons pied dans la vallée.

Surprise! Le sol imbibé d’eau engouffre ma bottine. Des monceaux de terre gazonneux jaillissent épars, tels des mouches poilues. Nous sautons de tas en tas, tâchant de traverser les marécages sans nous y noyer. Parfois, un bond s’étire trop, mais le soleil sèche nos pieds.

Au loin, des vaches et chevaux se moquent de la culture vestimentaire humaine. Nul souci de mouiller ses bottes lorsqu’on ne chausse que des sabots. Mylie bêle. Les bêtes – aucun mouton – la dévisagent, confuses.

À notre bonheur, les marécages ne couvrent pas l’entière largeur de la vallée. Nos bottines frappent le dur, le sec, le rocailleux. Nous entamons une comptine.

Un kilómetro a pie

Usa-a

Usa-a

Un kilómetro a pie

Usa los zapatos

Une clôture barbelée obstrue la voie. Aussi loin que témoigne ma vision au nord et au sud, le grillage sépare la vallée en deux, ses fils de fer entassés trop densément pour le passage d’un corps. Nous l’inspectons sur quelques dizaines de metros avant d’apercevoir un poteau brisé, les câbles voisins détendus.

— Je pense qu’il serait mieux de ne pas traverser, opine Mylie avec prudence.

— Ben voyons! je banalise. Personne va nous empêcher.

¡Tenemos el derecho! invente Alex.

(Derecho signifie « droit » définit comme l’adjectif, par exemple, d’une ligne sans déviation, rectiligne. Alex joue avec l’homophonie des termes français pour transformer la traduction franco-espagnole de l’adjectif en un nom déterminé tel un pouvoir légal dans la langue française.)

Nos faibles arguments suffisent à la convaincre. Pendant qu’un soulève le barrage, un autre rampe sous ses barbelés mordants et affamés de chair. Quelques égratignures tailladent nos dos, s’ajoutant à la collection à côté de celles ornant nos chevilles.

Dos kilómetros a pie

Usa-an

Usa-an

Dos kilómetros a pie

Usan los zapatos

Nouvel obstacle! Une rivière trop étroite pour être définie par ce terme, un ruisseau trop large pour être sauté, coupe la vallée. La longer sur des centaines de metros ne mène nulle part : elle ne rétrécit pas, infranchissable. Néanmoins, comme tout voyageur expérimenté, nous trimbalons dans nos bagages une touche de débrouillardise. Nous attrapons quelques lourdes pierres et les catapultons à bout de bras dans la flotte. Sploosh splash! Un pont ballottant se forme comme des pas chinois à sa surface. Nous bondissons agilement de rocher en rocher. Le dernier n’endure pas le troisième passant, et s’effondre dans l’eau derrière nous.

Quatro kilómetros a pie

Usa-an

Usa-an

Cuatro kilómetros a pie

Usan los zapatos

Par monts et vaux nous vagabondons la terre aride et les amoncellements de rocailles et les arbustes disséminés et les buissons épineux, mais ultimement, à vol d’oiseau nous approchons du fond de la vallée, du versant qui nous propulsera vers l’entrée de la pyramida. Des distances et distances avons-nous parcourues, néanmoins le monument égyptien demeure le même menu vide entre les doigts de mon bras tendu. Pour chaque kilómetro a pie de notre avancée, un kilomètre de recul pour la pyramida. Je pourrais juger qu’elle nous fuit.

Diez kilómetros a pie

Usa-an

Usa-an

Diez kilómetros a pie

Usan los zapatos

Nous sommes enfin au bout de la vallée, à la base de son versant adret, au pied de la montagne qui stabilise la pyramida à sa cime, maintenant imperceptible, cachée par le mur devant nos yeux. J’avais au départ estimé la durée de l’expédition à deux heures. Déjà trois heures que nous avons décollé… Oups! Nous grignotons et nous hydratons. L’ascension débute!

Gravier et poussières de pierre dégringolent la montée pentue. Aux racines des arbustes se trouve l’unique fermeté du terrain, le seul sol où poser pied avec prudence. Disposé en paliers tels des escaliers, nous gravissons ces hautes marches. Plus l’altitude augmente, moins la végétation résiste à l’aridité et à la puissance des vents, et plus les couleurs se voilent d’un filtre safran.

Les battements de mon cœur résonnent dans tout mon corps dus à l’effort physique. Toutefois, aucun incident ne freine notre avancée. L’escalade se résume simplement : gauche, droite, gauche, droite, une botte devant l’autre, piétinant une terre qui se dénature peu à peu en sable à chaque pas, des collines se métamorphosant en dunes.

Nous arrêtons un moment pour reprendre notre souffle. L’air frais incendie froidement ma gorge. Au loin derrière, dépassé la vallée et sa rivière et sa clôture barbelée, dépassé la colline et ses épines, dépassé nos tentes et nos vies empaquetées, dépassé El Chaltén et notre hostal, le mont Fitz Roy culmine jusqu’aux cieux, illuminé du soleil d’après-midi qui chutent tranquillement vers l’horizon, drapé de nuages immaculés, que nous imaginons camoufler des légendes, des chevaux blancs ailés et l’Olympe même, la cité des dieux.

¡Soy el erecho del mundo! crie Alex au monde entier.

(Effaçons la lettre « d » de derecho et aussi de sa traduction française « droit », pour obtenir erecho et « roi » à l’oral!)


Nous admirons la vue, puis poursuivons l’ascension.

Le gravier sablonneux s’effondre sous nos pieds ; aucune herbe n’ose grandir dans ce désert. Une brise oriente une rumeur de chauds bains de lait à mes narines. Je rêve déjà aux vierges et aux massages et aux couronnes de laurier qui n’attendent que d’être déposées sur nos têtes.

Soudain, un minime point surplombe l’horizon culminant de la montagne que nous grimpons : le pinacle de la pyramida! Ses proportions grossissent et grossissent dans mon champ de vision au rythme de mon avancée, et à mon plus grand bonheur, j’aperçois sa base s’enfoncer dans le sable rocailleux. Nous y sommes enfin!

La pyramide se dessine comme l’architecture décrite dans les récits voyageurs : des étages de blocs massifs empilés en escalier, jaunes secs, bruts. Un monument majestueux, une merveille du monde ; imposant, chatouillant les nuages de sa pointe.

Deux Anubis dorées gardent l’entrée. Nous traversons le portail sous leurs regards bestiaux et leurs lances croisées, pour se hasarder contre guerriers et pièges et portes scellées par des énigmes, vers les mystères de l’Égypte.

[1] Tumbleweed, plante détachée de ses racines qui roule dans le vent.

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