Deux planches, deux histoires


Chamonix, France. Janvier 2018.

Pétrifié, au bord du gouffre, le teint pâle comme la pierre du Mont Blanc. Je fixe craintivement la pente sous la pointe de ma planche, un précipice de neige poudreuse prête à m’avaler et m’asphyxier. Mes yeux reflètent une terreur blanche.

Alex et moi voyageons l’Europe en sac-à-dos, sur le pouce, de ville en ville, de pays en pays. Va de soi que nos skis n’ont pas survolé l’océan avec nous, se morfondant seuls dans nos garde-robes à Québec.

Clément, l’aubergiste auquel je paye trente euros par jour, m’a prêté sa planche à neige, et à Alex, son unique paire de skis. Il admire la culture alcoolique québécoise, et saouls, nous en avons de la culture! Depuis qu’Alex et moi l’avons humilié au beer-pong, il nous aime bien. Curieuse affabilité!

Ma seule expérience en snowboard m’avait expédié à l’hôpital avec un bras cassé après une tentative de saut au big air, mais dans les Alpes françaises, je ne peux refuser cette chance gratuite, danger ou pas.

Ainsi je frissonne au bord du gouffre. Ni la froideur hivernale ni le vent glacial des sommets ne causent mes tremblements ; la peur gèle mon corps de glace.

Alex se précipite devant moi et dévale l’à-pic.

Enweille grosse moumoune, on y va! me jette-t-il au passage.

Les giclées blanches de ses skis fouettent mon visage et me narguent.

Facile à dire, c’est toi qui as les skis!

Je crie, mais les neiges de l’abysse l’ont déjà englouti. Seules les bourrasques hurlent en réponse. Sous mes yeux, l’abîme-vallée ouvre sa mâchoire, prête à m’engouffrer tout rond.

Je panique. Quel abruti je suis! J’embarque en avion pour un saut en chute libre, et je trimbale avec moi une planche à neige au lieu d'un parachute! Ressaisis-toi, une voix balbutie dans le vent. Je fouille la cime du regard : déserte. La gondole vide descend vers la station.

Criss! reviens me chercher!

La gondole n’entend pas plus mes plaintes qu’Alex : je délire. Quel mental faible! Mes mains claquent et pincent mes joues glacées.

Ahhhhh!!!! Tabarnak de caliss!

Je saute.



Pichilemu, Chile. Octobre 2019.

De puissantes vagues au remous mortel émanent de la mer au sud-ouest, un vent traître – osti de vent de marde! – souffle du sud-est d’une férocité égale aux marées, inspirant la houle dans sa fougue. Un novice sur une planche de surf de location, je dérive vers le large, vers le Nord, mais jamais vers la plage à l’est, vers la terre ferme et la sûreté.

Avec ses histoires aux Philippines, des eaux turquoise et limpides, chaudes de l’absorption des rayons du soleil, et des vagues douces et invitantes, mon ami Alex m’avait persuadé d’essayer le surf. Il ne m’avait pas dit qu’au Chili, en octobre, l’eau glaciale venait tout juste de dégeler de l’hiver. Même avec une combinaison, à cette froide température, mon pénis rétrécit, présentement un grain de riz, jusqu’à ce qu’il entre en moi se cacher.

Depuis une heure déjà je nage vers la rive, néanmoins les bâtiments qui la bordent paraissent toujours aussi minuscules dans le lointain. Le courant m’emporte perfidement vers l’Équateur ; au moins l’eau y est plus chaude. À bien y penser, mon corps se réchauffe déjà – à moins que mes muscles brûlent de mes efforts futiles.

Je ris. Quel abruti je suis! Je me mets toujours dans des galères, sauf que là, j’aurais accueilli à bras ouverts une galère. Je promets d’arrêter de conter des blagues sur mon suicide.

¡Ayuda! À l’aide! De la terre! Donnez-moi de la terre!

Et moi qui désirait traverser l’océan en voilier : je délire déjà! Quel mental faible!

— Ahhhhh!!!! Tabarnak de caliss venez me sauvez!

J’ai rarement autant crié et blasphémé de toute ma sainte vie. Criss! je vais mourir ici!

Commentaires