Going up the country

 

Going up the country[1]

Quand ma sœur m’a dit qu’elle connaissait quelqu’un qui faisait le trajet Montréal – Rimouski, je dois dire que ne m’attendais pas à ça. Évidemment, je ne fais pas seulement référence à la Chrysler Intrepid beige de Christian, mais à tout ça : la vieille musique, l’habitacle qui sent la cigarette et le vieux café et le moteur qui sonne comme s’il voulait exploser.


Je pourrais me demander comment ou pourquoi ma sœur connaît Christian. Je me questionne plutôt sur ce que je peux faire pour tuer le temps. Je ne fume pas, je n’aime pas le café et je ne connais rien de rien aux voitures. Christian et moi, nous n’avons rien en commun. Sinon, peut-être, une faible passion pour Canned Heat qui joue à la radio, mais je ne sais pas si l’on peut réellement qualifier notre écoute silencieuse de passionnelle.


En tout cas.


Il me reste plusieurs données cellulaires à utiliser avant le renouvellement de mon forfait de téléphone. Je devrais faire quelque chose de productif, comme appeler ma mère, regarder des offres d’emplois, présenter ma candidature à l’une d’elle et m’acheter un vélo sur Kijiji. C’est difficile de revenir à la maison après avoir échoué. Ça fait déjà quelques semaines que je ne travaille plus, sinon quelques jobines par-ci par-là, mais je reste quand même à Montréal, comme si le temps supplémentaire que je passais là-bas pouvait se déduire à mon échec. Un petit été à faire semblant, pas mal sûre que je ne suis pas la seule à avoir fait ça. J’ouvre mon téléphone. Tiens, un quiz. « Quelle saveur de chips es-tu ? ». 


Les couleurs automnales à travers les vitres sales doivent avoir influencé mes réponses. Je suis une Doritos. À bien y penser, c’est vrai que je sens un peu le fromage. Je me suis couchée tard hier, je suis partie à la course ce matin et je n’ai pas pris le temps de me laver. À part les dents, on s’entend.


« Vos réponses détermineront quelle vedette de cinéma vous êtes ! »


Des panneaux de destination verts passent en accéléré au-dessus de ma tête avant que la réponse ne s’affiche sur l’écran. Yes, Tom Cruise ! Je me suis toujours identifiée à lui ; j’ai, moi aussi, les dents d’en haut décalées. La ligne entre ses palettes n’est pas alignée avec son nez, comme quoi il ne faut pas nécessairement être parfait pour être parfait. L’excellence, ça vient toujours avec des vices cachés. Tu vois ce que je veux dire ? Meilleur exemple : Tom Cruise est dans l’Église de la scientologie. Il dépense des millions de dollars chaque année pour se faire accompagner spirituellement parce qu’il est convaincu que les petits extraterrestres qui seraient entrés par son nez corrompent son âme. Entre toi et moi, mon beau Tom, on n’a pas besoin d’extraterrestres pour ça, hein ? 


Ma mère l’aime bien, Tom Cruise. C’est parce qu’il fait ses propres cascades. Un gars dans la cinquantaine qui est capable de se plier en deux, ma mère, ça l’excite. Dans la franchise Mission Impossible, qui met en vedette mon beau Tom, il paraît que les producteurs lui ont refusé de faire ses propres pirouettes rendu au septième ou au huitième film. Sais-tu ce qu’il a fait ? Il a lui-même financé son long-métrage pour se donner le droit de faire à peu près n’importe quoi. Ma mère, un homme qui fait des choses plutôt que de juste les dire, elle aime bien ça aussi. D’ailleurs, je ne sais pas qui a inventé l’expression sky is the limit, mais il faudrait dire à Tom que ce n’est pas vrai. Un peu comme ses extraterrestres qui lui entrent par le nez.


En tout cas.


« Il est temps de savoir quelle pierre précieuse match le mieux avec ta personnalité. » Non merci, je ne perdrai pas mon temps là-dessus, je suis une Doritos. 


Je devais être en train de fredonner, parce que tout à coup, Christian se tourne vers moi, tout sourire derrière sa moustache. Il est heureux que j’apprécie sa chanson, mais en fait, j’étais juste dans la lune. « T’en es une qui a des bons goûts, toi. » Pauvre Christian. S’il savait que j’ai travaillé comme étalagiste dans un Super C une partie de l’été et que dans l’autre j’étais partie sur une dérape, il aurait peut-être précisé « musicaux ». Je ne veux pas le décevoir, il a l’air si fier de lui. Je suis sûre qu’en ce moment, il se dit qu’il est content que des jeunes comme moi prennent l’avenir de notre pays entre leurs mains. Tout ça parce que j’ai fredonné du Simon & Garfunkel par mégarde. Ne me méprends pas : c’est un excellent groupe, mais quand je covoiture, j’essaie de me fermer la gueule, comprends-tu ? Et ça inclus le fait de fredonner. 


« Tu fais quoi dans la vie ? » Je panique. Bon. Sa voiture pue, embarquer des jeunes femmes inconnues c’est louche, il connaît ma sœur, mais il a quand même l’air d’un bon vivant. Ce n’est pas le moment de lancer les rêves de Christian par la fenêtre, métaphoriquement parlant. Je réponds : « Je suis cascadeuse. » Maudit Tom Cruise. Quoique, ce n’est pas si faux. Il faudrait seulement transposer les chutes, les batailles et les combats de l’écran à la vraie vie et alors, oui, on pourrait me qualifier de cascadeuse. J’irais même jusqu’à dire professionnelle, parce que sauter d’un hélicoptère, c’est presque aussi dangereux que de retourner vivre chez ses parents et d’avouer à sa mère que son chum, on ne l’aime pas vraiment.


Le moteur de la Chrysler se met à claquer juste avant d’arriver au sommet d’une pente. On fait autant de bruit qu’une fusée au décollage, je ne serais même pas surprise si les pneus quittaient la route quelques instants. Je sens la voiture ralentir un peu, le temps que quelques VUS nous dépassent, puis nous arrivons finalement à la fin de ce calvaire auditif. Même Twisted Sister n’arrivait pas à couvrir les plaintes du bolide. Avant de vomir dans le coffre à gants parce que j’ai un peu le mal des transports, je me tourne vers la vitre froide pour y appuyer mon front. C’est ce moment-là que choisi Christian pour féliciter le paysage : « Ah, le Québec ! C’est pas chaud, mais c’est beau ! » Non mais c’est tu pas beau, des affiches de Saint-Hubert et de Tim Hortons ! D’accord, Christian a raison : il faut savoir se satisfaire de ce qu’on a. Même à Time Square, parmi les milliers de publicités, il n’y en aurait jamais deux comme celles-là. La vie est bien faite, mais la 20 devait pas être là quand ça s’est décidée. La pauvre autoroute est un long et suffocant tunnel de laideur, une hybride entre pollution visuelle et arbres à demi-morts. Elle est juste pratique quand tu as une petite fringale ou bien une envie de pipi. Heureusement, je m’en sors de ce côté-là. 


Christian lâche un gros soupir, comme font les mononcles avant de dire quelque chose de risqué au souper de famille : « Bon, pas facile le retour au bercail, hein ? » J’imagine que mon désespoir et mes mensonges devaient être imprimés sur mon front, là où je l’avais étampé dans la vitre. Je me dis qu’au moins une fois durant tout le trajet, je devais la vérité à Christian : « Ouais, c’est ça. », je dis. Ma mère et ma sœur sont à Rimouski et mon père n’est nulle part, alors trouver ma place, ma maison, mon foyer, ce n’est pas évident. Ma sœur s’est cherchée elle aussi et même plus longtemps que moi. Bon sang que ç’a été pénible. Les yeux de raton-laveur à cause de l’eye-liner, les vêtements de friperie, le DEC en arts visuels et l’année sabbatique, tout y est passé. Dans cette phase-là, j’ai aussi eu droit au ton qui monte pour des petits riens, mais à bien y penser, ça ne lui a toujours pas passé. Heureusement, des effluves exotiques d’Old Spice lui ont montées à la tête et elle s’est enfin ancré les deux pieds dans les marées rimouskoises. Avec tout ça, j’aimerais pouvoir dire à Christian que je suis heureuse de retourner voir la mer parce que ça va me permettre d’avoir du recul sur ma vie ou une autre formule intelligente comme celle-là, mais je ne suis pas capable de quitter des yeux l’écran de mon cellulaire.


Tom Cruise s’en va dans l’espace ?! Mon héros, mon idole, mon endoctriné souffre-douleur me quitte pour aller faire son show-off dans une navette pour son prochain film. J’ai mon voyage, pis c’est le cas de le dire.  


Qu’est-ce qu’il essaie de prouver, lui, en repoussant absolument toutes les limites de la planète ? Il fuit quoi, si ce n’est pas les mauvais esprits qui ont pris possession de son cerveau ? Moi qui pensais retourner chez ma mère par défaut, parce que c’est le seul endroit où je peux habiter gratuitement, je réalise qu’en fait, c’est peut-être là que je devrais réellement me trouver. Je devais encore être ailleurs, parce que soudainement, ça s’est mis à sentir les algues et le dernier coup de tondeuse avant l’été. À côté de moi, Christian a soupiré d’aise, probablement soulagé de revenir à la maison. Au fond, je l’étais aussi.  


Quitter Rimouski c’était peut-être ma façon bien à moi de décoller vers la lune pour le tournage de mon prochain film. 


En tout cas.



[1] Canned Heat, « Going up the country », dans Living the Blues, Hollywood, I.D Sound Recorders, 1968, 2 : 50, https://www.youtube.com/watch?v=4eQMA_noRYQ [Lien consulté le 13 octobre 2020].

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