L'aventurier des mers

                                        


    Perchée sur son cap, la maison familiale des Painchaud surplombe la Grave et laisse entrer par ses fenêtres une brise salée. J’observe, émerveillée, la parenté enfin réunie autour de la table et les hôtes qui s’activent pour distribuer la vaisselle. Durant nos vacances aux Îles-de-la-Madeleine, ma mère, cuisinière hors-pair, s’est donnée le mandat de nous faire déguster tous les mets typiquement madelinots, mais ses pupilles qui s’activent dans tous les sens me permettent de deviner que ce soir, nous goûteront à un met qui est passé sous son radar. Poliment, elle demande à la belle-famille :

-       Qu’est-ce que vous nous avez préparé ?

Les tantes, les oncles, les beaux-parents, les enfants, tous s’esclaffent, comme si la réponse allait de soi :

-       Ce swoûa’, c’é du pot-en-pot ! 

Un fumet de pâte à tarte, de sauce béchamel et de fruits de mer monte de la cuisine. Michel, le pêcheur de la famille, s’occupe de transporter l’immense plat au centre de la table. Parmi tous les membres de la famille qu’on m’a présentés, c’est l’un des seuls dont je me rappelle le nom. Moustachu sympathique, c’est lui qui nous a invité à pêcher le maquereau sur son bateau. Pendant un instant, le souvenir du sang, des poissons ouverts en deux et des milliers de mouettes tournant autour des carcasses me font revivre les bourrasques et le chancellement du bateau. L’air marin a même intégré tous mes pores de peau et mes cheveux sentent toujours l’odeur métallique du sang des poissons. En prenant ma première bouchée de pot-en-pot, les saveurs, tirées de la mer que pour nous, emplissent ma bouche et comme pour prouver leur fraîcheur, me laissent quelques grains de sable entre les dents. 

*

-       Tu voudrais aller souper sur le bateau de mes parents ?

Mon copain repose une pantoufle en laine de mouton et me regarde, perplexe. Je ne lui en veux pas : lorsqu’on se trouve au fond du Vermont, les mains sur les pantoufles de laine, les fromages, les savons et les baumes à lèvres de la fermette que l’on vient de visiter, on ne s’attend pas vraiment à recevoir une invitation à souper de ses beaux-parents québécois. J’entends ses pensées s’agiter dans sa tête : souper, essence, hébergement… Tout compte fait, économiser un repas au restaurant, ça lui paraît une excellente idée. Je confirme notre présence à ma mère qui attend ma réponse au bout de la ligne, puis raccroche.

            Après notre expédition rurale et avant de se rendre à la marina, mes parents proposent que nous nous rejoignions devant une petite épicerie qu’ils qualifient de « grano ». À l’intérieur, des bouquets de basilic, persil, sauge et autres herbes pendent du plafond bas, retenus en paquets. Mélangée à celle des épices, une odeur de pain fraîchement préparé monte à mes narines et ma mère se retourne vers moi, des étoiles dans les yeux. Je sais qu’elle a de la difficulté à se contenir parmi toutes ces odeurs, alors je ris en regardant les olives, les baguettes de pain, les pâtés, les fromages et les raisins s’empiler dans son panier.

            En sortant de l’épicerie, nous marchons quelques minutes sur les trottoirs de briques rouges avant d’apercevoir L’aventurier des mers parmi les nombreux et luxueux yachts accostés en contrebas. C’est un beau trawler[1]mais ses trente-cinq pieds de long ne lui permettent pas de se mesurer aux mastodontes de la marina de Burlington. Dans la brume, de l’autre côté du Lac Champlain, j’aperçois la silhouette bleue marine des montagnes. Je me sens comme à la maison.




[1] Bateau de plaisance à moteur dont l’esthétique se rapproche de celle des petits navires de pêche.

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