Marcher sur la ligne du temps/Dans l'intimité de la misère

Marcher sur la ligne du temps Il y a un petit vertige à marcher droit sur une ligne. Un plus grand à suivre la ligne imaginaire d’une frontière entre deux pays. Et un immense à avancer sur la ligne entre deux continents. Oui, j’ai marché le long de l’Amérique et de l’Europe et ce souvenir a trouvé un vertigineux équilibre dans ma mémoire. C’était à Thingvellir, en Islande, ce pays où l’on se sent catapulté dans un univers de lave et de lune dès la sortie de l’aéroport. C’était dans une vaste plaine. Elle était bordée à l’horizon par les montagnes volcaniques zébrées de neige. Son étendue semblait agrandie par la présence d’un lac aux eaux claires sur lesquelles miroitait le bleu de l’azur. Il faut dire que dans cette contrée nordique, où la végétation est anémique, le ciel se pose sur nos têtes comme une immense coupole. Dans ce nord de la planète, l’intense activité volcanique et les violents mouvements telluriques ont soulevé hors de l’océan la faille qui sépare les plaques tectoniques des deux continents. Cette fracture émergée de l’écorce terrestre déploie une longue colonne vertébrale le long de la verte plaine. La dorsale se profile en un empilement de blocs volcaniques qui créent d’impressionnantes murailles en gradins. En marchant le long de ces remparts naturels, dans l’ouvert du ciel, les pieds foulant la faille et la dérive des continents, j’ai éprouvé un sentiment étrange : celui d’une intime conjonction entre l’espace et le temps. Ma conscience était à la fois ancrée dans le présent de la géomorphologie du lieu, en même temps qu’elle était happée par la dimension temporelle hors norme qui s’y reflétait. J’assistais à la création de ce soulèvement il y a quelque 10 000 ans et l’étincelle de ma vie m’apparaissait tout à coup aussi fugace qu’infiniment précieuse.
Dans l’intimité de la misère Depuis un rêve symbolique d’adolescence, que j’avais présumé se dérouler en Palestine, je m’étais toujours promis de me rendre au Proche-Orient, y sentant un appel. Quand une amie d’université m’a invitée à l’accompagner à Beyrouth, j’ai sauté sur l’occasion. D’autant qu’une de ses connaissances s’était engagée à lui faire visiter le camp de réfugiés palestiniens Bourj-el-Brajné. C’était avant la conflagration mortifère au port, événement emblématique de l’implosion du pays. Implosion qui avait déjà fait voler mes sens en éclats après cette découverte du camp. Mon premier choc fut de comprendre que cette enclave d’à peine un kilomètre carré, établie en 1948 pour accueillir temporairement les réfugiés du nord de la Palestine au moment de la création de l’état d’Israël, abritait aujourd’hui quelque 25 000 personnes. Un taxi nous a déposés à l’une des entrées de Bourj-el-Brajné, gardée par des représentants de l’armée libanaise d’un côté et les miliciens du Hezbollah, de l’autre. Nous allions visiter Marwa, une femme d’une quarantaine d’années, née dans le camp, mère de deux enfants, évidemment nés au même endroit. Je n’ai de mots pour décrire le sentiment d’étouffement ressenti à marcher dans le lacis de venelles étroites sombres et humides, plafonnées d’un inextricable fouillis de fils électriques. Mon incrédulité à y voir circuler les mobylettes, seuls véhicules intramuros, et mon irritation à entendre résonner leur pétarade dans ce dédale de béton. Un chaos de mouvements et de bruits. Dans cette enclave surpeuplée, l’architecture était anarchique. Les murs sales étaient couverts de graffitis. Parfois y apparaissait le portrait peint d’un martyre. Les étages des immeubles gris s’empilaient en annexes de plastique et de tôle ondulée. Aucun sentiment d’espace. Pas de perspective. J’avais l’étrange impression d’être à l’extérieur, en même temps que totalement emmurée. J’ai compris que Marwa était tout de même parvenue à tirer son épingle du jeu grâce à son autodétermination. Elle était interprète pour une organisation des Nations Unies. Mais comme tous les Palestiniens du camp, elle n’avait pas de passeport. N’eût été de sa résilience et de sa créativité, elle n’aurait eu accès qu’aux emplois au noir de troisième zone à Beyrouth. Comme c’était le cas pour ses concitoyens et peut-être ses deux enfants. Nous n’avons pas demandé. Nous étions sous le coup de la consternation face à la gravité du drame de cet enfermement, estomaqués qu’une telle situation puisse perdurer dans l’indifférence internationale. Et j’étais aussi gênée d’être ainsi venue visiter de si près l’intimité de la misère, sans n’avoir rien à offrir en retour.

Commentaires

  1. Deux très beaux textes, Claire. J'ai beaucoup de difficultés à déterminer lequel est vrai, lequel est faux... Je m'essaie quand même: je crois que tu n'as pas marché sur la ligne du temps ;-)

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