Mon « amie »


Une froide journée d’automne. Je traverse la cuisine, chaudement habillé. Mes chaussures résonnent contre la fausse tuile, mes talons pesants. Mes colocataires travaillent de la maison, tous deux assis autour de la table à manger.

Tu sors? demande l’un.

— Ouais, je vais déambuler dans les rues à la recherche de graffitis avec mon amie. Un exercice pour un cours.

Je dis « mon amie » et non « une amie », car à l’oral, on ne peut distinguer le masculin du féminin. Mes colocs ne se doutent alors pas que cette fameuse amie est en réalité une date Tinder.

— Malade! Bonne marche! me souhaitent-ils.

Je m’affale dans le canapé du salon en attendant son arrivée.

Les feuilles dehors se meurent à petit feu, couleur flamme. Rouges, certes, mais surtout pas en zone rouge. L’automne, certes, mais surtout pas le mois d’octobre et la ville de Québec en état d’alerte maximale. Les autorités québécoises interdisent tout rassemblement, intérieur comme extérieur, en raison du coronavirus qui rôde dans les ruelles et coins sombres. Je n’organiserais jamais une date dans de telles circonstances. Je suis un citoyen modèle après tout.

Mon appartement se situe dans le charmant quartier Montcalm. Aurélie monte sur le porche, cogne à la porte, et l’ouvre sans avertissement. Son extraversion ne m’étonne pas ; moi-même je rentre souvent chez mes amis sans cogner. Depuis une semaine nous correspondons et j’apprécie sa franchise.

— Salut! je l’accueille affablement.

Alors qu’elle enjambe le seuil de la porte, je bloque son entrée et la pousse gentiment dehors. Je viens de duper mes colocs quant à notre relation soi-disant amicale, les présentations auront lieu loin de leurs oreilles, s’il vous plaît.

Trop tard. Avant que je ne ferme la porte derrière moi, elle entame les introductions, d’ailleurs superflues, puisque je connais déjà son âge et sa grandeur, j’ai rencontré son chien et entendu son accent saguenéen en vidéo, et je sais qu’elle étudie en massothérapie et qu’elle aime les bébés ours, la peinture et ses toasts brûlées le matin.

— Bonjour! Enchantée, en fait, plaisante-t-elle.

— Enchanté! je réponds sincèrement.

Je ne sais jamais comment saluer une femme. Un homme, facile : une poignée de main et les civilités se concluent. Mais une femme? Une poignée de main me paraît trop solennelle, surtout dans le contexte d’une date, le potentiel amoureux implicite. Un câlin? Je l’associe à l’amitié, à la friend zone. Encore une fois, pas de pair avec l’atmosphère séductrice Tinder. Quant à la bise, elle me gêne, un bec orphelin autant que des jumeaux. D’abord la joue droite, ou bien la gauche?

Aurélie ne discerne jamais le dilemme qui tourmente mes pensées, néanmoins elle les apaise et entreprend les premiers pas. Elle opte pour le câlin.

J’ignore les yeux curieux de mes colocataires étampés dans la fenêtre du salon lorsque nous traversons la rue.
Sous un ciel partiellement dégagé et la chute des feuilles nous déambulons dans les rues du quartier, à la chasse aux graffitis.

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