Pat, Dan et Jerry

 


En sortant de la ville, ils s’étaient mis à hurler. Une sorte de soulagement, de délivrance les avait pris au ventre au même moment. Salut Montréal, au revoir 3 ½, adieu confinement, à plus jamais. Alors qu’ils prenaient la sortie à toute vitesse pour l’autoroute, ils avaient ouvert les fenêtres et avaient monté le son de la radio au maximum. La petite Toyota Echo, remplie jusqu’au plafond, vibrait sous la lourdeur de l’Autotune en filant sur la 20. Ils avaient dans les yeux l’appétit naïf de ceux qui pensent conquérir quelque chose.

*

Il leur semblait qu’ils s’étaient toujours connus. Quand on leur demandait où ils s’étaient rencontrés, chacun d’entre eux avait une version différente. C’était au camp, non, au terrain de soccer. C’était au parc, peut-être, peu importe. C’était fait pour arriver, et maintenant, ils poussaient à bout le bazou de Dan dans les côtes des Éboulements. Ils ignoraient comment ils s’étaient trouvés, ils ignoraient aussi comment ils aboutiraient sur l’île où ils respireraient enfin ensemble. Ce n’était pas important. Ils y arriveraient et c’est tout.

*

Deux semaines avant, Dan laissait Joël. Il avait quitté l’appartement tôt le matin, avec ses livres et le chat. En se réveillant, Dan avait trouvé des trous dans le mur et des mottons de poils de chat le long des moulures. La mine basse, il s’était dit que c’était triste, quand même, que ce soit tout ce qui reste de leurs trois ans ensemble. Quand il avait osé le dire à Jerry, son ami s’était moqué : « Être emo, c’était juste à mode quand on avait 15 ans, Dan. Cheer up! » Pat s’était tourné vers Jerry et lui avait répondu, une grimace sur les lèvres : « Les good vibes only, c’était juste à mode en 2019, Jerry. Braille si y faut, Dan. »

*

Derrière la balustrade, Pat n’avait plus de visage. Il n’était qu’un amas de cheveux fous mêlés par le vent. Mais on devinait que derrière, il souriait, de cet air calme et satisfait de celui qui parle peu, qui se contente de peu. En bas sur le pont, Jerry et Dan le regardaient en agitant les bras, en lui criant des noms. Des enfants. Jerry garderait de cette scène un cliché flou sur pellicule 35 mm.

Ce que la photo ne dirait jamais, c’est que Pat n’avait plus d’emploi depuis mars. Il s’était mis à faire la file tous les mardis matin devant l’aide alimentaire, un masque sous le nez. Avec les vieux, les fous, le monde de la rue, les drogués. Quand sa mère l’appelait, il lui disait : « Ça va, tranquille, comme ça peut. »

*

Les locaux appelaient cette pointe le « Bout d’En Bas ». Ça faisait rire Jerry. Pourquoi donc tout compliquer, tout le temps, à quoi ça pouvait bien servir, à part nous rendre malades?

En marchant sur les crans, il pensait à sa maîtrise. À tous ces auteurs morts, tous pareils ou presque. Aux mots qui ne voulaient plus défiler sur l’écran.

L’angoisse l’effaçait du décor, il s’estompait de plus en plus jusqu’à ce que lui parviennent, de la grève, les bruits de pets que simulaient ses amis.

Ils avaient 25 ans, des diplômes universitaires.

Ils aimaient les cafés troisième vague, s’habillaient en friperies et connaissaient toutes les bières de microbrasseries québécoises.

Mais sur cette plage, au milieu du Saint-Laurent, dans un sursis qui ne durerait sans doute pas longtemps, ils n’étaient que Pat, Dan et Jerry.

Commentaires