Où est le X?


Une glace noire : des Converses noires, un long trench-coat noir et un foulard noir. Seule une tuque blanche contraste. La noire avait péri jadis lors d’une invasion de punaises de lit. La laine n’aime pas les bains d’eau bouillante. Là n’est pas sa place.
L’homme dans la glace fait un clin d’œil séducteur.

Beau gosse, je le complimente avant de sortir.

Un miroir bien à sa place. Une tuque noire le coifferait à ravir. Je lui en tricotterai une bientôt.

Les rues sont parsemées de glace blanche. Déjà? En octobre? Le vent glacial fouette mes joues, mord mon nez et pince mes lobes d’oreille. Ma tuque blanche comme glace de rue ne les couvre pas. J’ajouterai quelques rangs au tricot de la noire.

L’arrêt d’autobus se situe à deux coins de rue. En chemin je croise toujours ce segment de toit qui git dans l’herbe près du trottoir. Toujours j’inspecte les bâtiments environnants à la recherche d’un trou dans leur toiture. Jamais je ne l’aperçois. Pauvre voisin dont la pluie dégoutte sur sa tête. J’espère qu’il possède un parapluie. Bien que normalement, un parapluie n’a pas plus d’utilité à l’intérieur qu’un toit a sa place sur une pelouse.

Quelle société utilitariste! Avoir sa place rime-t-il avec utilité? Quelle rime?

Un lundi dans mon magnifique quartier Montcalm rime avec jour des ordures. Hebdomadairement, éternellement.

À cette heure tardive, les éboueurs ont déjà vidé les poubelles, mais elles traînent toujours sur les trottoirs, leurs propriétaires au boulot. Bien qu’en ces temps de pandémie et de confinement, la plupart travaillent à domicile, ils n’ont d’excuses que leur paresse ou inattention.

De mon côté de rue, un petit muret longe le trottoir. Aucune porte. Aucune poubelle. Pourtant, des déchets s’amassent aux feuilles contre ce muret. Les ordures ont-elles plus leur place au sol qu’un segment de toiture? Certes, dans le quotidien, oui. Mais qu’est devenu le quotidien? Pourquoi est-il aussi laid et néfaste? Pas si magnifique le quartier, après tout.

« Le quotidien, c’est le monde qui est déjà là, la vie qui tourne sans nous, avant même que nous nous y immiscions[1]. » Avant que ne s’érigent les murs de briques et de pierres, que ne se coulent l’asphalte des rues et des trottoirs, du quartier Montcalm n’y avait-il pas déjà un monde? De Québec? Du Québec? Du Canada? Des Amériques? De la civilisation humaine? Le quotidien se rapporte-t-il à la subjectivité d’une espèce pensante, ou plutôt à l’objectivité des temps? Le quotidien, depuis toujours, est l’expansion de l’univers, le scintillement des étoiles, la révolution des planètes, le cycle des lunes et des marées, la germination d’une plante, sa poussée, sa floraison, l’épanouissement et la dissémination de ses fruits, puis la germination d’une autre.

Je rentre chez moi. Cette courte promenade se conclut sans conclusion. Elle n’avait pas d’utilité. Un sentiment indistinguable se tait comme un mot au bout d’une langue ; une pensée insaisissable scintille comme une étoile hors de portée. Un inconfort habite sous mes vêtements, et ni ma tuque tricotée ni la laine de mon foulard ne causent mes démangeaisons.

Je me tourne vers la glace, question de boucler la boucle. Peut-être qu’ainsi, je pourrai effacer de ma mémoire cette marche inutile et ses tracas.

Je contemple souvent mon reflet. Ce miroir est utile. Il est à sa place.

Je goute le mot au bout d’une langue, je saisis une étoile hors de portée.

Qu’est-ce qu’avoir sa place?

J’inspecte l’homme dans la glace. Moins confiant qu’avant, il ne me séduit pas d’un clin d’œil. Il me paraît une aberrance dans l’appartement, dans les dédales de ruelles du quartier Montcalm, de Québec, du Québec, du Canada, des Amériques, de la civilisation humaine. Autant que l’est sa tuque qui ne protège pas du froid ses lobes d’oreille, blanche par-dessus ses habits tout de noir.



[1] Mél, alias Verreault

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