Disparaitre encore


Beurrée de chaleur, bourrée de monde, bondée d’odeurs, la gare scintille comme un joyau graisseux dans la nuit. Des dizaines de voyageurs suants reflètent la lumière impolie de ses néons. 

Il y a peu d’étrangers, de blancs dans la gare. Le trajet de train de Hanoi à Saigon dure au-dessus d’une trentaine d’heures sans interruption, et ceci suffit habituellement à décourager la plupart des touristes. Il reste toutefois que le train est la méthode la moins couteuse et la plus discrète pour se rendre à Saigon. 

Alors qu’elle semble laisser les locaux indifférents, la chaleur colle aux culs des blancs comme les culs de ceux-ci à leurs bancs. Quelques voyageurs paumés et fatigués, deux ou trois individus à l’allure douteuse, et cette femme.

Assise comme si la gare lui appartenait, assise comme si elle appartenait à la gare. Assise avec les yeux qui fixent le vide, comme si elle avait déjà rencontré le vide dans un bar et qu’elle lui demandait son nom pour la douzième fois.

Quel âge a-t-elle? Elle porte un blouson rose et des lunettes imposantes, comme deux loupes déposées sur son nez. Sûrement ressemblent-elles aux lunettes que devaient porter ces hommes qui chassaient des insectes en Amazonie à l’heure de la colonisation. Ses yeux, agrandis par les verres, étouffent les néons de la gare. Il suffit de la regarder pour le voir.

Il faut se concentrer sur cette femme, et non sur ces quelques blancs en perdition sur leur chaise qui se tortillent dans l’air suffocant de l’Asie du Sud-Est, ou sur ces Vietnamiens, à l’aise dans cette chaleur nocturne. Il faut se concentrer sur cette femme, car elle passe trop facilement inaperçue. 

Autrefois sûrement secrétaire, comptable, ministre, mécanicienne, maintenant échappée d’un ouvrage qui n’appartient qu’au passé, elle arpente le monde, ayant tout vu, tout entendu, tout fait. Elle est sortie de ce passé comme l’on sort d’une prison : c’est-à-dire, après y avoir purgé sa peine.

Dans cette gare, à ce moment précis, elle semble réfléchir, indifférente à ce qui se passe autour d’elle. Elle réfléchit probablement à toutes ces choses qui ont eu lieu depuis qu’elle s’est engagée dans cette vie de fuite et de cavale. 

À bien l’observer, il serait possible de déceler dans son regard exacerbé de lunettes : 

- Un rideau agité par le vent chaud de La Havane 

- Un bruit de moto qui décolle dans la nuit comme une navette spatiale 

- Un amour d’un jour, un coup de feu, un doigt tranché 

- Un diner raté sur les eaux grises de Londres

- Un ministre trop farouche

- Un poète trop mou

- Le corps nu d’un Grec sous la lune 

- Un vieil Italien nommé Sergio qui tous les jours va prendre son café dans le quartier Saint-Sacrement en regardant son église s’effriter devant ses yeux

Il semble bien que rien ne puisse impressionner cette femme. Il faudrait une bombe atomique, une épidémie de choléra, un dictateur qui dérape, une expérience biochimique ratée.

Ou bien un train.


Commentaires