Bain de forêt

« Premier appel pour l’embarquement du vol AC 1956 à destination de Tokyo. » La jeune femme que j’observe ne bouge même pas d’un poil, le nez toujours enfoui dans son livre.  J’imagine qu’elle n’en est pas à son premier voyage. À voir son flegme. Et ses vêtements de pro : les superbes bottes de marche italiennes que je ne pourrai jamais me payer, et ce coupe-vent en microfibres. Qu’est-ce qu’elle lit ? L’Arbre monde… ah oui, cette œuvre coup-de-poing sur l’environnement. Je gage qu’elle doit aimer la forêt ! Si elle s’intéresse à ce roman et qu’elle va au Japon, c’est surement pour se rapprocher de la nature. Il y a tant de parcs, de sanctuaires, de forêts anciennes admirablement préservés et aménagés au pays du Soleil levant. C’est là qu’on trouve un des arbres les plus spectaculaire au monde : l’arbre de glycine violet dont les fleurs parfumées tombent en cascades infinies. Et puis les ginkos millénaires, les cèdres noueux ciselés par les vents, les cerisiers roses et leur majestueuse floraison, tous les grands feuillus qui résistent au temps grâce au climat tempéré et humide de certaines iles. Pas surprenant que les Japonais aient inventé le shinrin-yoku, la pratique médicale du bain de forêt. À voir son air relaxe, je suis convaincue qu’elle connait bien ça. Je me l’imagine vagabonder dans les bois, le corps ouvert aux sons, aux parfums, aux jeux de lumière et aux sensations, déjouant le stress à chaque pas ! À moins qu’elle n’envisage d’entreprendre le pèlerinage de l’ile de Shikoku, mon rêve ! Même s’il est trop tard pour ce Compostelle japonais. Je dois me résigner : l’illumination a beau être la récompense attendue au 88e temple de la boucle de 1200 km, ce serait un cauchemar de tenir la cadence quotidienne pour parcourir cette faramineuse distance. Mais elle, c’est sûr qu’elle en a l’endurance. Facile de se la représenter en parfaite pèlerine, protégée par son chapeau chinois, sa veste blanche, chaussée de ses luxueuses bottes italiennes, tenant en main le bâton à faire graver à chaque étape. Oui, je la vois bien parcourir à vive allure ce monde de paysages aussi variés que spectaculaires : agile, dans les sentiers à flanc de montagnes ; admirative devant les points de vue panoramiques sur la mer ; paisible et recueillie dans les forêts de bambous ou le long des rizières ondoyantes ; alerte et tenace sur les plages du littoral battues par les vents du large… « Deuxième appel pour l’embarquement du vol AC 1956 à destination de Tokyo. » Tiens, qui est cet homme qui s’avance vers elle, deux cafés en main ? Son conjoint ? Elle lui redonne le livre. Ce n’était donc pas le sien ? Que lui dit-il en lui montrant son cellulaire ? « Tu vas être contente ! : l’agence immobilière vient de me confirmer la réservation de l’appartement que tu voulais à Shinjuku. Pas beaucoup de tatamis, mais tu seras au cœur de la vie trépidante dont tu rêves. Dans une marée de néons ! Peut-être même que tu pourras apercevoir le Tokyo Skytree de notre logement. »

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