Veux-tu m’épouser?
La Havane, Cuba.
Je viens d’avoir dix-huit ans, je fuis mon pays avec quelques amis, pour une semaine. Nous logeons dans un hôtel tout-inclus très miteux, à quelques kilomètres de la ville. Nous nous limitons à y dormir et à y boire quelques cuba libres en fin de soirée. Le jour, nous embarquons dans un autocar qui nous dépose devant le Capitolio, monument opulent de propagande communiste aujourd’hui complètement vide, et nous partons à la découverte de ce pays qui vieillit hors du temps.
Assis dans un café, dans le vieux Havane, mes amis ont commandé des seviches. La rue est toute croche, elle penche vers son centre en un labyrinthe de craquèlement, ça m’étourdit. Je n’ai pas faim. Des chiens faméliques sommeillent, étendus sur la pierre chaude. D’autres se faufilent entre nos jambes. Cette image de pauvreté m’angoisse. Des chiens errants entre les jambes de mes amis privilégiés qui rient à propos de leur seviches. Quelque chose détonne. Je m’éloigne un instant.
Les rues sont configurées à la manière des bâtons d’un jeu de mikado : au hasard. Je me concentre très fort pour me souvenir du chemin que j’emprunte. Autour de moi, les façades colorées des maisons s’effilochent, et les portes ouvertes donnent sur des salons remplis de babioles, où, souvent, une vieille tante se berce et un enfant joue par terre. Certaines fenêtres de ces salons ont été transformés en mini-commerces, où on vend des boissons gazeuses et des gousses d’ail. Drôle de mélange. Drôle d’ambiance. Je rebrousse chemin et me trompe de croisement. Un garçon de mon âge est accoté sur une porte. Je lui souris et poursuis ma route. Il crie : « Excuse-me, excuse me! You are really, really beautiful, will you marry me? » Je me retourne. Je lui demande, en anglais aussi, s’il ne trouve pas cette demande en mariage un peu précipitée. Nous discutons. Longtemps. Ça me fait du bien. Je devrais avoir peur, mais je n’ai pas peur. La pauvreté cubaine a maintenant un visage qui m’est familier. Elle a un accent anglophone cassé au couteau, des gestes maladroits, elle me demande de l’épouser avec insistance, me raconte ses conditions de travail horribles, mais ne m’angoisse plus du tout. Je me rapproche d’elle.
L’extrême limite de la terre ferme
Loop Head, Irlande.
En famille, durant l’été de mes 14 ans, nous parcourons la côte irlandaise. Nous nous arrêtons devant le vieux phare de Loop Head. Dans la voiture, mon père et ma mère considèrent la possibilité de participer à une visite guidée. Moi, j’étouffe sur le siège arrière, j’ai besoin de prendre l’air. Je marmonne un « je reviens » et sors sans plus de cérémonie.
Loop Head est comme un désert. Pas un seul arbre à l’horizon. Seulement des herbes plutôt hautes et très vertes, à perte de vue, puis, au bout de l’herbe, l’horizon gris qui sépare – d’une ligne assez floue – le ciel et la mer. Les nuages sont bas, ça me rappelle la phobie d’Astérix que le ciel ne lui tombe sur la tête. Je sens les nuages au-dessus de ma tête, ils pourraient tomber. Je m’approche de la falaise. Le vent me prend par surprise. Il assèche mes yeux et me fait manger mes cheveux. Une petite clôture en barbelée, prévue pour me dissuader d’aller plus loin, s’accroche à l’extrême limite de la terre ferme, penchant légèrement vers le vide. Je m’y appuie. C’est grisant. Mes parents hurleraient s’ils savaient. J’entends le son régulier des vagues qui s’écrasent contre la falaise, très loin en dessous de moi. Le son est apaisant, mais imposant. Des rochers se dressent au milieu de l’eau, autour d’eux se forment de gros bouillons blancs. Si je tombe, je meurs.
Je remarque des oiseaux qui nichent dans la paroi. Les mamans oiseaux voltigent, plongent dans la mer, et rejoignent précipitamment leurs nids. Elles ont peut-être un poisson dans le bec. Soudain, un mouvement à la surface de l’eau, pas si loin de la côte, attire mon attention. Une truite? Surement pas. Un autre saut. Je crie presque. J’en suis sure, c’est un dauphin. Un dauphin saute. Devant moi. Un autre. Des dauphins. J’imagine presque entendre leurs petits cris de joie. Un autre! Ils sont quatre ou cinq.
Je cours rejoindre mes parents occupés à discuter avec le guide touristique du phare et les exhorte de venir au plus vite. Tout le monde se précipite vers la clôture penchée.
Malheur. Il n’y a plus rien que les vagues qui se fracassent et les oiseaux qui s’affairent. Mes dauphins ont disparu. J’essaie de convaincre les autres de ce que j’ai vu. « Impossible! » me dit le guide à l’accent rond et chantant. « Tey never come tat close. »
Ils ne viennent jamais si proche.
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