Un œil où se poser / Des oiseaux et des femmes






Un œil où se poser


Un homme sans bras se tient devant la vitrine du restaurant. Droit comme une barre, son œil ne me quitte pas, comme s’il me disait : « Tu es venue voir la misère, regarde-la en face. » Je détourne les yeux. 

Dans le restaurant, nous sommes deux à détourner les yeux. Deux visages blêmes, aux poitrines rougies, tranchant sur le paysage. Sommes-nous les seules à le voir, dans sa dégaine dépareillée et ses sandales de caoutchouc? Sous ses plis profonds, deux yeux, une fermeté; celle qui fait vivre. 

Sarah ne dit rien. Je fais comme elle. Autour de nous, rien que des hommes. Je balaie timidement de ma main la fumée devant mes yeux. Non, je ne tousserai pas. À ma gauche, un homme à la pipe me regarde, prend une bouffée, et rit : « Tu es venue voir la saleté, prends-la toute grande dans tes poumons. » 

Dans le restaurant, les voix n’ont pas baissé. Les rideaux sont faits de toile épaisse, un brocart rouge étouffé de poussière. Au bord de la fenêtre, des mouches sont mortes depuis déjà longtemps. Personne ne les remarque. Je m’efforce de faire comme elles. 

L’homme sans bras se tient toujours de l’autre côté de la vitrine. Sa présence transperce le verre, me transperce moi aussi. Sous ses paupières tombantes, ses yeux n’ont pas bougé. « Regarde-moi. Regarde-moi te regarder. » Sur sa joue gauche, une constellation de taches noires et épaisses tracent le parcours d’une perte : « Te demandes-tu comment je les ai perdus? Je parle de mes bras, je parle de mes enfants, je parle de mes années. » 

À la télé, un joueur de soccer vient de marquer un point. C’est ce que je comprends quand les hommes se lèvent et se mettent à crier. 

Les cris de joie, le tabac dans l’air, l’eau de Cologne des hommes et celui qui se tient, de l’autre côté de la vitrine. Celui qui cherche un regard assez grand pour qu’il y pose le poids du sien. 


Des oiseaux et des femmes


Sarah écrit une lettre. Sur le revers de sa main, des taches d’encre. Elle signe la lettre, mouille l’enveloppe, et s’élance vers le bureau de poste, me laissant seule à table, une canette de Coke à la main. Je regarde mon amie courir dans cette ville inconnue, écrasée de chaleur, avec dans les jambes l’énergie d’une lettre qui doit partir demain. 

Dans quinze minutes, le bureau de poste fermera. Les hommes arrivent tout juste. Plusieurs sont suants d’ouvrage, traînent avec eux un casque de sécurité ou un sac d’outils. Ils ont l’air épuisés et radieux. 

Je porte une robe en toile rose que j’ai achetée ce matin au marché. Je n’aime pas le rose, je n’aime pas les robes. Mais la chaleur me brouille les idées. Les hommes sont suants d’ouvrage, je sue mon immobilité. Sur ma cannette perle la fraîcheur, je m’y accroche pour ne pas tourner l’œil. 

Dans dix minutes, le bureau de poste fermera. L’homme derrière le comptoir accueille chaque nouveau venu par des gestes invitants et de généreuses exclamations. Bien vite, tout le monde s’attable près de l’écran pour visionner la partie. 

La première période est commencée. Dans cinq minutes, le bureau de poste fermera. L’homme derrière le comptoir apporte des bières froides, un bol d’olives et de pain à ses clients amis. Dans leur dos, je reste assise, molasse et vidée. Je pourrais tout aussi bien ne pas être là, femme et jeune parmi ces hommes âgés; mal à l’aise dans ma robe rose ridicule, qu’on ne me remarquerait pas moins. La chaleur m’aurait-elle estompée? 

Pendant que les hommes rient et parlent fort, une vieille femme entre dans le restaurant, une boîte de carton dans les bras. Elle s’arrête sur le seuil et pose ses yeux sur moi. Je m’étonne lorsqu’elle m’adresse ces quelques mots : « …vestido…bonito… » Les hommes ne l’ont toujours pas regardée lorsqu’elle ouvre sa boîte, en sort un oiseau gris qui se perche sur sa main. La femme me sourit, remet l’oiseau dans la boîte, la pose sur le comptoir et quitte aussitôt, sans qu’un seul regard d’homme se pose sur elle. 

Le bureau de poste est fermé. Sarah me retrouve le front humide, la satisfaction sur ses lèvres. Demain, j’écrirai une lettre racontant cette ville où toutes les femmes sont invisibles et où les oiseaux sortent des boîtes de carton. 

Commentaires

  1. Réponses
    1. Oh, merci :) ! Ça s'est passé au Portugal, dans une petite ville de la vallée du Douro... mais je ne dirai pas laquelle des versions est la vraie hihi !

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