L'oubli

Je sirotais mon café en feuilletant le journal local du weekend. J’avais à l’esprit qu’aujourd’hui je partirais à la recherche d’un objet inusité, déplacé, qui allait faire basculer ma perception du quotidien, en retirer le voile terne de l’habitude. Je devais en effet remettre un texte sur le sujet. Dans un article consacré aux cimetières de la ville de Québec, un fait capta mon attention. Je pris conscience que depuis plus de quinze ans, pour me rendre au travail, je longeais tous les matins un petit cimetière qui n’avait retenu mon intérêt jusqu’ici que pour ses bouquets d’hydrangées répartis çà et là, blancs mousseux l’été, et si roses l’automne. À la lumière de ma lecture, cet espace prenait soudainement une toute nouvelle dimension. Je partis donc à la recherche de cette tombe qui allait transformer ma perception du lieu. Je garai ma voiture dans le carré gravelé du stationnement désert. Ceint par une clôture de métal aux barreaux ajourés, le terrain longeait le boulevard et il était peu profond. Un ciel gris le dominait, car il était dépourvu de ces grands arbres qu’il est coutume d’admirer dans les cimetières, et qui en magnifient l’espace. Les hydrangées commençaient à roussir sous l’effet des nuits froides d’automne. Je me suis mise à arpenter les rangées de pierres tombales à la recherche du nom qui avait déjà transformé ma vision de l’endroit. Une touche d’azur au ras du sol, derrière une large plaque de marbre, me donna l’indice que j’approchais. Je contournais la pierre grise et son nom me fut confirmé :
René Lévesque 24 aout 1922 – 1er novembre 1987 New Carlisle — Montréal en dessous Corinne Côté 10 novembre 1943 – 19 octobre 2005 Et sur le remblai de la pierre, une inscription déjà laminée par le temps : Premier ministre du Québec — 1976-1985. Piqués dans la terre, deux insignifiants drapeaux en plastique et deux autres en toile à l’effigie du fleurdelysé. Et, jonchant le sol froid, un semblant de bouquet en état de décomposition, mêlé aux feuilles brunes et sèches d’automne. Pas une âme qui vive à la ronde. Dans ce cimetière sorti tout à coup de son anonymat, j’ai été prise d’une ancienne tristesse, une tristesse profonde et amère, comme celle qui tenaillait le grand homme à la fin de sa vie et qui a assurément précipité ses jours. La peine d’une blessure dont la cicatrice est encore sensible. Je me suis doucement éloignée du monument et un corbeau noir, juché sur une stèle, s’est mis à croasser avec insistance, m’invitant à accélérer le pas. Je dérangeais l’esprit des lieux. Je bousculais peut-être ce qui cherchait à s’apaiser dans l’oubli. À guérir dans le silence de l’humilité.

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