Danse de squelettes brisés
Ça fait déjà une semaine
que j’ai atterri à l’aéroport de Prague, la fraise bourrée d’antidouleurs.
Prendre l’avion avec le coccyx cassé, c’est pas top! Le médecin m’avait
prévenu, mais ça faisait un moment que Prague était prévu. Il m’avait informé
de mes options avant de partir ; dans l’avion, c’est soit l’alcool pour
endormir mes vertiges, soit les médicaments pour engourdir ma fracture. J’hais
pas prendre un verre, mais entretenir un feeling pendant neuf heures de
vol, j’trouve que c’t’un sport qui demande un entraînement au-dessus de mes moyens.
Faque j’ai gobé mes pilules pis j’ai enduré mes sueurs de fille qui a peur des
hauteurs.
J’accompagne ma sœur qui
participe à la Prague Quadriennale 2015. Pour faire ça court, la quadriennale
c’est une immense exposition de scénographie pis de théâtre qui s’étend dans la
ville au complet. C’est THE event pour les étudiants en
scéno. Ça fait sept jours que je suis extrasurstimulée d’effets d’éclairage,
d’images, de sons, d’accrochages de costumes, d’accrochages de monde. Aujourd’hui,
je prends ça chill.
Je suis en chemin pour
aller magasiner une gogosse-souvenir à mon chum sur le pont Charles quand les
notes d’un piano rebondissent jusqu’à mes oreilles. Je les attrape toutes au
vol en cherchant c’est qui l’effronté qui me les garroche. Je me retrouve
devant un jardin zen grandeur nature. Un gigantesque carré de sable, des
râteaux, des roches, un pianiste. Mon cœur ralentit, s’adapte au tempo. Je
m’avance, j’enlève mes sandales, je présente mes orteils aux grains fins du
jardin. J’attrape un râteau, celui qui est cassé, le traine derrière moi. Le
pas doux. Je le fais dériver autour de ma robe en tournant. Je m’enroule autour
comme un trdelník
sur
sa broche. Je suis en transe, je ferme les yeux et me berce dans les ossements
en bois du bâton. Le rythme accélère, mon corps suit. Je tournoie plus vite! Plus
loin! Plus haut! JE TOMBE DU CARRÉ DE SABLE! C’est un paquet d’yeux éplapourdis
qui m’accueillent quand mon cul rencontre le sol. Coudonc, j’ai tu encore fucked
up mes heures de médications? Décalée de l’horaire!
Ka
Ora ! Ka Ora !
Newzealand
Newzealand Newzealand, ça fait un mois qu’on se fréquente, trente jours qu’on
embue les vitres d’un camping-car à se faire l’amour. J’ai 19 ans pis c’est toi
mon premier.
J’avais
jamais voyagé avant, c’est Steven pis Alex, mes nouveaux meilleurs chums de
cégep, qui m’ont convaincu de les suivre. On s’est installé un soir, par terre
sur des coussins, nos verres de vin en équilibre sur une pile de livres. C’est
là que le débat a commencé. Verres vides, on s’astine tine tine tin toé
l’argentine ce serait pas beau? Moé je vote pour le Maroc. Je savais que
c’était toi le mien, pis oui, de façon très déloyale, j’ai joué la carte du
premier voyage pour te gagner. C’est pas de ma faute, j’ai pogné un kick
sur toi quand j’ai commencé à jouer au rugby. Tsé… les All Blacks, les hakas,
TJ Perenara… tout ça pesait son poids dans la balance entre mes angoisses pis
mes envies. Ç’a marché. On a marché. Des mètres, des kilomètres, tes formes
sinueuses, ta Dusky Track, l’eau dans les bottes percées.
On
est reparti de Christchurch vers Auckland hier. C’est demain qu’on s’embrasse
langoureusement dans le cadre de porte en se disant aurevoir, mais aujourd’hui,
it’s game day, All Blacks vs Wallabies. 130 piasses le billet. Mes amis
étaient pas prêts à payer ça, faque je suis toute seule au Eden Park, une bière
dans les mains, une autre en dessous de mon banc. Ben, y’a moi pis 49 999
autres personnes.
KAPA O PANGO KIA WHAKAWHENUA AU I AHAU ! Le capitaine se promène
à travers ses hommes en commandant le haka HI AUE, HI ! KO AOTEAROA E
NGUNGURU NEI ! Les guerriers se
tapent sur les cuisses, s’agenouillent au sol, prêts à bondir. Y’a quelque
chose dans la texture de l’air qui vient de changer, d’épaissir. Dans la foule,
les poils de bras des uns se tressent aux poils de bras des autres. KO KAPA
O PANGO E NGUNGURU NEI ! On est toutes liés par le même magnétisme devant
ce chef qui guide son armée, les veines qui deviennent un circuit électrique
autour du stade. KIA WHAKAWHENUA AU I AHAU ! Laissez-moi devenir un avec ma terre.
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