Les poils de ma moustache chatouillent l’intérieur de son nez, me dit-elle. Mes fesses dépassent du divan. Il ne reste aucune salive pour embrasser, que les pluies acides qui sommeillent dans les bouches de ceux qui ont trop bu et trop peu dormi.
Le ciel embrasse gauchement la terre qui se réveille au beau milieu du salon. C’est en secret que des volutes de fumée blanche s’élèvent dans l’air gris du mois de mars. C’est en secret que le ciel de papier journal humide se tache de rose. C’est en secret que le jour se lève comme une fille fatiguée qui doit aller travailler, qu’on le veuille ou non.
***
Elle est soule, et elle fait semblant de ne pas l’être. Elle saute d’une roche à l’autre sur le bord du Saint-Laurent. Je la suis avec ma caméra. Elle est de celles qui posent toujours un peu quand on les prend en photo, avec subtilité, avec une aptitude au charme qui m’est inconnue. Je la photographie comme on sauvegarde des travaux de fin de session sur son ordinateur. J’ai la conviction, à chaque fois que le mécanisme de ma vieille caméra se déclenche et que sa lumière embrasse mon film, qu’elle se dérobe à toute photographie. Qu’à chaque fois qu’elle entre dans le boitier de l’appareil, elle en ressort aussitôt en bondissant. Je suis sûr qu’une fois développées, les photos de la bobine ne la contiendront plus.
L’apocalypse a effacé tous ces divans épars qui nous servaient auparavant de refuges. Les portes derrière lesquelles ces oasis se dissimulent se sont fermées. Les amants de Québec errent maintenant de rue en rue, et sont contraints de se retrouver en eaux internationales, à la verticale.
Auparavant, nous avions presque pris l’habitude de nous retrouver chez Dave, sur la rue Saint-Anselme, pour aller nous échouer, ivres morts, sur ses divans encrassés. C’était le lieu des vacances. La plage idéale, savamment cachée dans un hiver étanche.
La neige fond sur la rive et rejoint les eaux merdeuses du fleuve. Le soleil nous ferme les yeux.
- T’sais si t’es si tanné de vivre chez tes parents, tu pourrais bouger chez nous le temps que ça se calme.
***
Sainte-Foy me fatigue. Les rues y sont trop larges, trop vides. Il faut marcher des heures pour y trouver un ami. Je ne vois des gens que j’aime que ceux qui sont, comme moi, pris au piège chez leurs parents dans ces banlieues hostiles.
Parfois, Dindon vient me rejoindre dans un parc. Nous nous contentons de boire du whisky, de fumer des cigarettes et de lancer sur un mur une balle de tennis détrempée, jusqu’à ce qu’il fasse trop froid, et que nous soyons obligés de rentrer, chacun de notre côté, chez nos parents.
Le soir, dans ma chambre noire au sous-sol, je m’accroche à mon ordinateur. Je m’imagine des appartements remplis à craquer de colocataires festifs, dans lesquels le risque de contaminer ses géniteurs est absent. Je m’imagine des bricolages, des feux d’artifice dans les ruelles. Je me sers un verre de gin et j’observe des amis se mouvoir et me sourire sur l’écran. Je la vois elle. Je la suis dans ses mouvements, dans ses gorgées. Nous poursuivons ainsi la fête que nous avions commencé en mars.
Ma bouteille danse sur mon bureau, et je sens la présence d’un vide, d’un creux qui se forme lentement dans un vieux divan de la rue Saint-Anselme. Je sors par la fenêtre du sous-sol et je fume des cigarettes avec verve. Je pisse sur les bancs de neige, qui fondent doucement, pour presser un peu le pas du printemps.
Elle me réveille le matin en me téléphonant. En lui parlant, je retrouve sur mon bureau, à côté de l’agrandisseur, une note distraitement écrite à la main la veille.
***
Mes affaires trainent en tas sur l’asphalte du parc. La vue de l’étui de mon fusil me rend passablement anxieux. Il n’est pas bon de trainer des armes à feu en public, encore moins de les trainer dans des parcs pour enfant. Elle m’a parlé de chasse à l’outarde à Cap-Saint-Ignace, d’un cousin accueillant et de champs couverts d’oiseaux. J’ai mis l’arme dans mes bagages. Je l’attends.
Mes parents m’ont expliqué que si jamais je souhaitais revenir, ce serait difficile. Dans le meilleur des cas, ils m’enfermeraient dans le sous-sol pour deux semaines. Je me retrouve en dehors des espaces chauds, dans un parc froid entouré de portes closes, et j’attends. La portière de sa petite voiture rouge s’ouvre et j’y monte.
C’est dans Limoilou. C’est un appartement d’adulte et d’enfant à la fois. Il possède une pièce entière consacrée aux costumes, décors et accessoires de théâtre. On y trouve des fausses bouteilles de vitres pour ne pas casser la tête des gens, des fausses cigarettes pour ne pas fumer, des fausses bombes pour ne pas se faire sauter. Je me sens presque coupable d’arriver en ce lieu avec un fusil qui fait mourir pour vrai.
Elle marche de long en large de l’appartement, elle semble ne peser absolument rien. Tout semble ne peser absolument rien, je laisse tomber mes bagages sans poids sur le plancher de son salon. Elle ouvre une bouteille de vin, je sors ma caméra.
Je trouve étrange de la voir si proche, d’être seul avec elle, que nous soyons seuls ensemble. Il n’y a plus d’écrans, plus de salons surpeuplés, plus de divans trop étroits. Tout ce qu’elle dit me fait envie et me fait peur. Nous parlons de bricolages, de feux d’artifice dans la ruelle. Nous rions partout, nous rions fort et nous buvons à gorge déployée. Les haut-parleurs font jouer du vieux country et nous dansons en nous déshabillant dans la cuisine. Elle me mène vers sa chambre et nous y faisons l’amour longtemps, en continuant à rire, jusqu’à ce que le voisin du dessous se décide à asséner au plafond plusieurs vicieux coups de balai, réveillant ainsi tous les oiseaux de Limoilou. Les oiseaux se mettent à chanter dans le matin bleu et froid. Je me dissous dans son lit.
***
Nous nous réveillons lentement, à une heure abstraite. Dehors, les cris d’enfants qui jouent. L’apocalypse se heurte à la fenêtre de sa chambre, qui ne laisse entrer dans l’appartement que les rayons du soleil. Presque par magnétisme, ou par gravité, nos corps se rapprochent, se superposent et se mélangent à nouveau. Elle me murmure à l’oreille qu’elle pourrait rester avec moi dans son lit éternellement. Je ressens un soulagement intense. Je ne sais pas réellement pourquoi.
J’ai apporté chez elle tout ce qui m’est nécessaire pour réaliser mes travaux de fin de session, mais je me refuse à y toucher. Elle me dit avec un air sévère qu’il n’est pas bon de laisser trainer son ouvrage. J’essaie d’expliquer que je ne peux pas à la fois rester éternellement dans son lit et faire mes travaux pour l’université.
- Ça prend de la rigueur.
Je me lève, m’habille, saisit mon ordinateur et remet l’éternité à plus tard.
Lorsque je sors de la douche, elle est de mauvaise humeur. Toutes les programmations de théâtre viennent d’être annulées au Québec. Sa carrière naissante aussi. Je suis insignifiant. Je n’ai pas de carrière. Je suis sûr qu’il ne faut absolument pas que je la prenne dans mes bras.
Quelque chose d’étanche et d’opaque envahit la pièce. Quelque chose de l’ordre du silence. Je trouve à nouveau étrange d’être seul avec elle. Elle est seule avec moi. Nous sommes seuls.
Je propose des bricolages, des feux d’artifice dans la ruelle. Elle me demande simplement si on peut arrêter d’écouter du vieux country. Le silence vient s’assoir entre nous deux.
D’heure en heure, le silence s’épaissit. Lorsque je ne trouve pas quelque chose dans son appartement, de peur de la déranger en lui demandant de l’aide, j’abandonne simplement ma recherche. L’air est épais et mes mouvements de pièces en pièces sont difficiles. Lorsque je marche dans le corridor, mes orteils se cognent sans cesse contre des objets lourds et invisibles. Lorsque je lui parle, je ne dis que des banalités. Le soir venu, nous tentons de faire l’amour à nouveau. Elle me demande sèchement pourquoi je ne mords pas ses seins. Je disparais un peu, je deviens transparent. Je me déteste de ne pas mordre les seins des filles.
***
Les voisins d’à côté sont des amis. Nous allons parfois dans la ruelle. Nous buvons et nous fumons ensemble. Leblond et Chouinard me donnent des petites claques dans le dos. Chouinard me dit : « t’es un bon gars, Parent ». Je crois que je pue la peur. Leblond m’offre une cigarette.
Je retourne étudier, je prends un comprimé de Ritalin. Elle me dit que son amie est morte d’une overdose de stimulants il y a quelques années. Elle me dit que je ne devrais pas prendre de Ritalin. J’ai déjà avalé le comprimé. J’ai tué son amie.
Nous n’irons pas chasser. Elle dit que c’est trop dangereux et qu’il y a des barrages routiers. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de barrages routiers. Elle dit que je fais trop de travaux scolaires et que je ne passe pas assez de temps avec elle.
Je fume une cigarette avec elle. Elle me regarde à peine. Elle trouve que je devrais me dépêcher de finir mes travaux scolaires.
- J’ai perdu espoir que ce soit le fun.
Mes deux tympans éclatent. Je suis un barrage routier.
***
Aujourd’hui, nous allons acheter un chat. J’ai tellement hâte que le chat entre dans l’appartement et qu’il me sauve la vie. Avec le chat, nous n’aurons plus besoin d’être assez. Je n’aurai plus besoin d’être assez. Le chat s’occupera d’elle et elle s’occupera du chat. Le chat deviendra mon ami et il deviendra son ami aussi. Le chat va nous occuper et nous allons arrêter d’être seuls, et je n’aurai plus besoin de boire pour respirer.
À l’animalerie, je pisse presque dans mes culottes. Elle est tellement heureuse. Dehors il pleut, il gèle. Dehors il givre. Je transporte des sacs de litière vers la voiture.
Le chat est laid. C’est un chat d’occasion. Il lui manque des dents et il peine à miauler. Le chat est assez. Je tiens sa cage dans la voiture. Je fais tellement attention au chat et je suis tellement content et je sens des écluses de peur se briser partout dans Limoilou.
Rendu à l’appartement, le chat laid va se cacher derrière un meuble dans la pièce avec les costumes, les décors et les accessoires de théâtre. Il refuse de sortir. Finalement, je meurs.
Ses sourires vont se cacher avec le chat.
***
Ce soir, elle est partie quelque part. Je suis allé fumer des cigarettes avec les voisins. Je veux pleurer, mais je n’y arrive pas. Le chat est caché sous le divan depuis ce matin.
J’écoute du vieux country tout seul dans la cuisine. J’entends ses pas dans l’escalier et l’univers se coince dans ma gorge. Je lui demande si elle peut me prendre dans ses bras. Elle me demande si je peux dormir sur le divan.
Dans sa chambre, elle a fait un lit pour le chat.
***
Je me réveille seul sur le divan avec les fesses qui dépassent. Elle est dans la cuisine. Le chat est sorti de sous le divan et mange avec elle. Elle me demande quand est-ce que je m’en vais. Ça fait six jours que je suis ici. Je lui demande si elle peut me raccompagner chez mes parents.
- Tu m’écriras des nouvelles
Sa voiture rouge s’éloigne dans la rue.
Je vais dormir sur le divan du sous-sol pour deux semaines. Je dépose mes bagages par terre dans ma chambre noire. Je retrouve sur mon bureau, à côté de l’agrandisseur, une note distraitement écrite à la main dans un cahier.
Je range le cahier, puis je scanne un rouleau de pellicule. Ce sont des photos d’une fille que je ne connais pas sautant d’une roche à l’autre sur le bord du Saint-Laurent.
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