Le vent n’existe que lorsqu’il s’évanouit


Lettre à Dawit Isaak

 

Je vous écris avec le vent.

Celui qui vous disperse à chaque instant, vous, visage affadi d’années sans appel. Le vent, le vôtre, le mien : le même. Qu’il siffle à votre oreille les mots que je vous offre.

Je vous écris avec le vent.

Celui-là même qui a arraché les arbres matures par leurs racines dans le petit bois de mon grand-père.

Ni mon père ni moi n’étions là pour l’entendre, le vent sans regret ravager les années. Cependant les troncs parlent. Ils racontent comment et où on les a cassés. Il suffit de regarder. Il suffit d’écouter.

La nuit où le vent les a pris, nous dormions à demie, le cœur soulevé par les rafales, un mal de mer les pieds à terre. Les murs de ma chambre vibraient, la tête de mon lit se heurtait au mur à chaque bourrasque, comme pour s’assommer, pour ne plus entendre. Les couvertures sur ma tête ne suffisaient pas à taire le drame. Le chat pleurait sans larmes, terré sous le lit. Je retrouvais dans mes nausées un goût acide d’enfance, pas celle qu’on berce, celle qu’on secoue. L’enfance air glacé peau épaisse. Celle qui s’envole depuis toujours.

Je vous écris avec le vent. Celui de ma mémoire.

Ce vent d’enfance, celle d’une autre, que je retrouve à chaque réveil. Je tire une maille de temps dans le tissage de mes ancêtres et je retrouve mon chemin vers les criants débuts.

la grange les oies la vieille ford

 les murs le fleuve les mois grand-mère si petite son chapelet mains crispées

 les fruits mûrs les moteurs la jument qui se meurt

la honte la faim la peau la tôle fripée les cris les rires des enfants confisqués

la traverse eau gelée un canot revient allège

 les mois les mois la foi les disparus les retrouvés

 

Le vent taille les os. J’ai les jarrets grugés, mais j’ai appris à marcher droit.

Je me demande s’il vous prend la nuit, le même vent vicieux. Il est partout, celui qui voyage léger. Celui qui frappe et ne souffre jamais. Le vent. L’épitome de la liberté.

C’est à cause du vent. La folie d’un enfant et la mort de deux autres. C’est à cause du vent. La caravane de la voisine en cavale. Les toits déshabillés. C’est à cause du vent. Les arbres matures morts au combat. C’est à cause du vent. Mais le vent ne prend pas de faute.

Le vent écrase au sol. Le vent porte plus loin. Le vent abat le bois. Le vent attise la flamme. Le vent réchauffe les os.

Je ne sais pas aimer le vent. Je ne sais pas le haïr. Je le respecte car il se meut. Sans moi.

La liberté me frôle le dos, comme une rumeur que je ne saisirai jamais vraiment. Elle est le vent de mon enfance qui souffle sans relâche. Elle se révèle lorsqu’un matin ciel clair, on ne l’entend plus souffler. Brillant par son absence. Le vent pour moi n’existe que lorsqu’il s’évanouit.


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